LA PLACE DU MORT / MAKING-OF
C'est après avoir rédigé La Dernière Maison et Une Chance Sur Six, soutenu par un puissant sentiment d'urgence, à jets continus, du matin au soir, en écoutant en boucle douze à quinze heures par jour les trois ou quatre mêmes albums de doom, au grand désespoir de la personne avec qui je vivais alors (qui heureusement pour elle travaillait en dehors de chez nous) et qui soudain s'est retrouvée en ménage avec une espèce de fantôme, que j'ai traversé une violente crise personnelle.
Les romans terminés, j'ai aussi cessé d'écouter ces albums qui m'avaient accompagné pendant près d'un an, et me suis retrouvé oisif, dans le silence, abattu. Je n'avais plus d'éditeur – La Musardine, après sept romans, ne s'intéressait plus à ce que j'écrivais, et je n'avais pas encore rencontré les autres –, je n'avais plus d'idée, ça allait mal. J'ai donc fait la classique dépression du créateur. Il paraît que Goscinny menaçait de se suicider entre chaque album qu'il écrivait, on sait tous ce que devenaient Simenon et Topor quand ils ne travaillaient pas, moi j'ai eu le gouffre plus modeste : j'ai quitté la personne avec qui je vivais, j'en ai eu soudain plus que marre de cette vie, et j'ai foutu le camp. J'ai rejoint dans le sud mes copains alcooliques et artistes, un petit retour à l'adolescence ne m'a pas fait de mal.
C'est dans ses conditions que j'ai écrit un long texte qui ne s'appelait pas encore La Place Du Mort mais Le Grand Lilith Circus. J'habitais chez le type avec qui j'avais cofondé le collectif Konsstrukt, et qui à l'époque s'occupait, dans la cave de l'immeuble où il vivait et avec d'autres membres du collectif, d'un café-concert à moitié associatif et à moitié clandestin, le moins cher de la ville, celui qui ouvrait à n'importe quelle heure, qui fermait le plus tard, celui où on ne refusait personne.
Mes journées étaient simples. Je dormais quelques heures dans le canapé pourri du salon, je cherchais un appart que je ne trouvais pas (étrangement, les propriétaires montpelliérains ne sont pas très impressionnés par les écrivains sans éditeur vivant au RSA), je m'esquintais les oreilles et le foie aux concerts qui avaient lieu trois ou quatre fois par semaine à la cave. La belle vie, en somme.
Et puis cette phrase m'est venue de nulle part, un matin, je me suis réveillé avec et elle a longtemps été la première phrase de La place Du Mort, avant d'être catapultée de quelques pages presque au dernier moment :
« Je m’appelle Blandine et les connards ont trouvé toutes sortes de rimes pourries avec mon prénom. »
(Dans la première version de la phrase, Blandine signalait aussi qu'elle avait une grosse poitrine. La rime est restée très longtemps, elle aussi, avant de finalement disparaître pour revenir dans cette phrase-ci, quelques paragraphes plus loin : « J’ai vingt-six ans et une grosse poitrine, Blandine a une grosse poitrine »)
Et boum. Je savais que je tenais un roman. Dès lors, j'ai à peu près tout arrêté et me suis mis à bosser. J'avais un ordi portable, que je posais sur la télé, qui elle-même était posée sur une chaise, c'était parfait pour travailler debout.
Au bout de quelques mois, ma situation avait changé : j'avais trouvé un éditeur pour un de mes manuscrits, Nuit Noire (qui bizarrement, alors que pratiquement personne ne l'achèterait, allait m'ouvrir des tas de portes), et mes parents, que je n'avais pas vus depuis quinze ans, ont cassé leur pipe, me léguant par la même occasion une vieille baraque que je me suis empressé d'habiter.
Le manuscrit du Grand Lilith Circus était terminé. Il n'avait qu'un très lointain rapport avec ce que deviendra La Place du Mort. A l'époque, ça racontait plus ou moins comment Blandine, qui a une grosse poitrine, un gros appétit sexuel et que tout le monde prend à moitié pour une débile, fout le camp de son petit univers de connards étriqués en piquant une voiture, va explorer un peu la vie, et finit par rencontrer le Lilith Circus, qui est une maison de passe itinérante pour freaks – c'est à dire que les putes y sont toutes déformées d'une manière ou d'une autre, à la manière des anciens freakshows, et destinées à un public de pervers triés sur le volet.
Après ça, toujours sur ma lancée, j'ai écrit un autre roman, très sexuel lui aussi, où il était question d'un chauffeur de taxi, un peu largué après avoir vu un soir une nana défenestrer son bébé du haut d'une tour, qui rencontre une bande de types ultra riches, ultra costauds, gays et ultra virils qui s'avèrent être des loups-garous et en font sa mascotte sexuelle. Je n'ai jamais terminé ce roman, qui s'est cassé la gueule en route, et je me suis remis au Grand Lilith, que je n'avais encore ni relu, ni travaillé, qui n'était encore qu'un brouillon. Et ce que j'ai lu m'a consterné. L'idée était bonne mais très très mal exploitée, le texte était lamentable, irrécupérable.
Alors j'ai tout bazardé et recommencé, incorporant en cours de route le type largué et son trauma (mais pas les loups-garous gays), qui est devenu Sammy, dont Blandine tombe amoureuse. La maison de passe/freakshow a disparu, et l'errance métaphysique, nihiliste et porno a pris toute la place. Et c'est devenu La Place Du Mort, que j'ai fait lire, au fur et à mesure de sa rédaction, à quelques lectrices triées sur le volet. Je les avais choisies parce qu'elles étaient des mères célibataires et que leurs vies étaient très dures – je les avais choisies parce que si ces lectrices-là m'expliquaient que Blandine ne tenait pas debout et que mon histoire était idiote, ça n'était pas la peine que je montre ce manuscrit à qui que se soit d'autre. Et elles n'ont pas dit ça. Elles m'ont fait, ces lectrices-là, le plus beau compliment qu'on puisse faire à un écrivain, elles m'ont dit : putain, Blandine, ça pourrait être moi.
Bon. Blandine pète de sérieux câbles et fait des trucs vraiment tarés, et je ne crois pas qu'elles parlaient de ça, je ne crois pas qu'elles avaient envie de faire la même chose, ou alors juste dans les recoins les plus obscurs de leurs fantasmes, non, je crois plutôt qu'elles parlaient de la vision du monde de Blandine, très noire, très libre, très féministe, enfin, plutôt, qui est au féminisme ce qu'Action Directe est au Marxisme, voyez, et qui était proche de la leur, et qu'elles avaient pu exprimer, pour une fois, totalement, en adhérant à ce roman et en aimant ce personnage – que j'espère, vous allez aimer aussi, jusque dans ses actions les plus cinglées et les plus violentes.
Bien entendu, un roman aussi noir, aussi sexuel et aussi tordu a eu du mal à trouver son éditeur. La Musardine n'en a pas voulu : trop de sang dans le porno ; le Diable Vauvert n'en a pas voulu : trop de porno dans le sang ; Lunatiques n'en a pas voulu : trop de tout partout ; et c'est finalement Dom Franceschi, du Camion Noir, qui a eu cette phrase que je n'oublierai jamais : « C'est bien taré, j'adore ». La Place Du Mort avait gagné.