Un bouquin qui rassemble des "propos" sur le pouvoir et la politique en général, publié entre 1906 et 1938 :
Alain met au point à partir de 1906 le genre littéraire qui le caractérise, les "Propos". Ce sont de courts articles, inspirés par l'actualité et les événements de la vie de tous les jours, au style concis et aux formules séduisantes, qui couvrent presque tous les domaines. Cette forme appréciée du grand public a cependant pu détourner certains critiques d'une étude approfondie de son œuvre philosophique.
Ca se lit facilement donc grâce au format, et c'est généralement assez brillant. Ca donne aussi une idée du contexte historique. Un extrait :
Deux hommes s’échauffaient à parler des élections. Un troisième, qui les écoutait depuis un moment, leur dit : « Vous êtes jeunes. Je ne vote même plus ; vous en viendrez là ! » C’est une chose terrible de voir un homme mort. Mais un cadavre qui parle, cela glace les plus généreux. Les deux hommes s’enfuirent, chacun serrant contre sa poitrine la provision de vie qui lui restait.
Que de momies sur cette terre ! Le départ est beau. Appétit de voir, de savoir, d’agir. Exploration du vaste monde. Même les colères sont des joies. Ni ruse, ni petitesse, ni réflexion sur soi. Toute la vie se penche hors d’elle-même. On trace de grands chemins, que l’espérance éclaire comme un phare. O jeunesse magicienne ! Toute vie commence ainsi. « Béni soit celui qui vient sauver le monde. » On pourrait bien chanter cela autour de n’importe quel berceau. Toutes les mères chantent ce refrain-là. Toute mère est vierge un moment ; tout enfant est Dieu un moment. Le peuple des morts sait très bien cela. Le peuple des morts sait tout. Science apprise ; science de musée ; étiquettes et squelettes. Il s’agit donc de tuer proprement ce petit dieu vivant. Viennent les rois mages, avec leurs trésors et leurs parfums. Adoration, éloges, promesses. Allons, petit, il faut travailler, si tu veux être tout à fait dieu. Travailler, c’est-à-dire ne plus voir les choses et apprendre des mots. Tout ramasser en soi, comme dans une cassette ; conserver. Quoi ? Toute la poussière des morts ; des siècles d’histoire ; tout ce qui est réellement mort à jamais. Des pharaons, des Athalies, des Nérons, des Charlemagnes ; tous les grands tombeaux. « Regarde, petit, regarde derrière toi ; marche à reculons ; imite, répète, recommence. Quand tu sauras bien parler, tu verras comme tu penseras bien. »
Puis des Sciences. Non pas sa science à lui, mais une science fossile ; des formules ; des recettes. Hâte-toi ; tout ce qui a été dit, il faut que tu saches le dire. La couronne est au bout. Lui se retient, se resserre, se façonne ; mille bandelettes autour de son corps impatient. Le voilà mort ; bon pour un métier dans le peuple des morts.
Quelques-uns survivent ; quelques-uns cassent les bandelettes, et bien mieux, veulent délivrer les autres. Grave sujet à délibérer, pour le peuple des morts. Car tout n’est pas perdu ; il y a d’autres liens ; il y a des bandelettes d’or : carrière, mariage, formalités, relations, politesse, habit d’académicien. Pour toutes les tailles, pour toutes les forces. Entraves, filets, nœuds coulants. La chasse aux vivants, c’est le plus haut plaisir chez le peuple des morts. « Il court bien ; la chasse sera longue », mais il sera pris à la fin, et haut placé parmi les morts. On l’enterrera en cérémonie. Le plus sage parmi les morts fera le discours solennel : « Moi aussi j’ai été vivant ; je sais ce que c’est ; et, croyez-moi, ce n’est pas grand chose de bon. Voir comme cela, et vouloir comme cela, et agir ensuite comme cela, ce n’est que folie ; que maladie. Il faut bien y entrer à la fin, dans le peuple des morts. J’étais comme vous, j’étais parti pour la Vérité, pour la Justice ; cela me fatigue d’y penser… Bientôt cela vous fatiguera d’y penser. Ne vous raidissez pas ainsi ; laissez-vous mourir. Vous verrez comme on est bien. »