prologue
L’hypothèse finalement retenue : l’univers aurait interrompu son mouvement, ensuite son mouvement aurait repris. Dans l’intervalle, qu’on peut difficilement quantifier en durée étant donné que le temps également était supposé avoir cessé, une espèce issue d’une autre dimension se serait infiltrée. Sa présence aurait bloqué les ondes de longueur comprise entre neuf kilohertz et trois mille gigahertz. Cette espèce aurait été porteuse d’un virus.
13 juin
Vers quinze heures, alors que Sarah s’apprêtait à regarder un épisode de la série Un cas pour deux sur France 2, l’image et le son disparurent d’un coup. Il n’y avait plus que de la neige et le chuintement de l’appareil. Avec la télécommande, elle vérifia les autres chaînes. Le chuintement devint un bourdonnement électronique et monotone qui prenait au ventre. Son poste ne recevait plus rien. Après s’être déchaînée verbalement sur l’appareil et l’avoir traité de
de boche plusieurs fois, Sarah téléphona à son beau-fils pour lui demander de l’aide, mais un message automatique l’informa que le numéro de son correspondant n’était pas attribué. Elle raccrocha en gueulant après la voix enregistrée, recommença, aboutit au même résultat.
Elle s’acharna à éteindre et rallumer le téléviseur sans jamais retrouver l’image ni le son. Il n’y avait que l’oppressant bourdonnement. Au bout d’une vingtaine de minutes d’efforts elle abandonna, tenta en maugréant de lire le dernier numéro de Voici, renonça, incapable de se concentrer, au bout de quelques pages. Elle quitta l’appartement pour interroger ses voisins qui lui apprirent que chez eux c’était pareil.
Rosie dépassa le pressing et s’engagea dans l’impasse au fond de laquelle vivait son amie Josée. Comme à chaque fois, elle regarda la vitrine du pressing. La dame qui tenait le comptoir avait l’habitude de lui sourire mais cette fois elle lui tournait le dos. Elle était occupée à manipuler les boutons de son vieux Radiola.
Depuis deux heures plus rien ne marchait. Carla ne parvenait pas à se connecter à Internet ni au réseau SFR, la télévision et la radio ne captaient plus que des parasites, seuls les téléphones fixes fonctionnaient. Tous les voisins subissaient la même chose.
Josée était chez elle. Elles se firent la bise et préparèrent ensemble le thé. Chez elle aussi tous les réseaux étaient indisponibles. Elles discutèrent des causes possibles à cet événement. D’après des rumeurs entendues dans la rue ça pouvait être une attaque terroriste. Vers dix-huit heures, un coup de feu fut tiré quelque part dans le quartier. Les deux femmes tressaillirent. En plaisantant sur la possibilité de se prendre une balle perdue, Josée alla fermer la fenêtre.
Ses mains tremblaient légèrement. Ses yeux reflétaient de la frayeur. Carla parut moins affectée que son amie.
Il n’y avait plus de radio ni de télévision, plus d’Internet, plus de téléphone portable, plus de talkie-walkie. Partout dans le monde, des trains, des métros se percutèrent, des avions incapables de communiquer avec le sol s’écrasèrent ; les banques, les machines à carte bleue et tout ce qui était connecté en réseau cessa de fonctionner. Des milliers d’anecdotes barbares, grotesques et tragiques se produisirent. Des foules se soulevèrent. Les gares, aéroports, universités, hôpitaux, casernes devinrent en quelques minutes des lieux de chaos et de violence. Les standards des téléphones fixes sautèrent. La police débordée s’en remit à l’armée. Personne ne comprenait rien. Toute l’existence humaine s’était paralysée d’un coup et l’onde de choc détruisait chaque structure de la société.
Trois personnes courraient. Précédées de leur vacarme, elles déboulèrent un peu après une heure du matin en haut de la rue et la dévalèrent en direction de la place du Capitole, d’abord le fuyard, un adolescent en jogging bleu marine, Nike et Khéfier, et puis deux ou trois secondes après ses poursuivants, deux militaires en tenue de combat. On n’entendait rien d’autre que le claquement des rangers et des baskets sur les pavés.
Au premier étage d’un immeuble qui donnait sur la rue, un jeune homme prit sa DV et filma.
Les militaires gagnaient du terrain. Au milieu de la rue l’un d’eux poussa l’adolescent d’un coup du plat de la main au milieu du dos. L’adolescent perdit l’équilibre, roula au sol, les deux militaires se jetèrent sur lui. Ils l’encerclèrent en l’insultant et le frappant à coups de pieds tandis qu’il protégeait son ventre et ses parties génitales avec ses genoux et parait avec ses avants-bras les coups qui visaient la tête. Ses mains présentaient de nombreuses blessures défensives. Il criait et pleurait et tournait sur lui-même dans un effort inutile. Les ombres projetées par la lumière ajoutaient de la confusion. Après trente ou quarante secondes de la sorte un des soldats s’agenouilla sur lui et lui desserra les bras de force. L’autre le saisit des deux mains par les cheveux. Il le relevèrent et son Khéfier tomba, révélant son visage. Il se débattit et appela à l’aide. Ils le giflèrent, l’écrasèrent contre un mur, le frappèrent dans les reins avec la crosse de leurs FAMAS. Ils le menottèrent. L’éclat très jaune des lampes au sodium assombrissait le sang jusqu’au noir.
Ils remarquèrent le jeune homme.
– Hé ! Enculé ! Donne ça ! Descend ! Donne ça !
Le lycéen blêmit et recula vivement. Il claqua la porte-fenêtre et éteignit la lumière. Dans sa panique, il renversa un verre à Coca-cola qui roula sur le tapis.
Un militaire resta avec le captif, l’autre ouvrit la porte avec le même passe qu’utilisent les facteurs. Il pénétra dans l’immeuble, grimpa jusqu’au deuxième étage, cogna à la porte.
– Ouvre ! Ouvre, enculé !
Il répéta :
– Ouvre, enculé, ou je défonce ta porte de merde ! Ouvre, connard !
Donatien, prostré sur le canapé, semblait incapable de parler. Son visage exprimait une incrédulité terrifiée.
Le soldat utilisa la baïonnette de son fusil d’assaut comme un pied de biche pour briser la serrure, qui céda au bout de vingt secondes en produisant un bruit sec là où le métal s’arrachait au bois. Donatien sursauta, la porte s’ouvrit à la volée, le soldat chargea. L’adolescent cria « non, non » d’une voix aiguë et enfantine tout en reculant au fond du canapé et en essayant dans le même temps de se lever pour fuir. Le soldat fut sur lui en un instant et lui fractura la mâchoire avec le canon en acier de son FAMAS, qu’il utilisa comme une matraque. Donatien, choqué et désorienté, du sang plein la bouche, glissa du canapé en lançant le bras pour se rattraper à quelque chose, échoua par terre. Il gargouillait et crachait de la bave sanglante. Le militaire lui écrasa la poitrine avec sa botte. Il glissa le bout de son arme dans la hanse de la caméra et la fit tomber dans son autre main. Il la projeta contre un mur. Elle éclata. Des morceaux de plastique et des composantes électroniques se dispersèrent.
Il releva le jeune homme en le soulevant par le cou et dans le même mouvement le plaqua contre un mur. Il écarta ses jambes à coups de pieds, le fouilla, le menotta. Donatien gémissait d’une voix aiguë. Il tentait de parler mais n’articulait rien. Ses yeux étaient écarquillés et vitreux de terreur. Tout en le menaçant avec son pistolet automatique Sig-Sauer SP 2022 le soldat fouilla la pièce et empocha un portefeuille. Il fit aussi tomber la chaîne au sol. La musique s’interrompit. Ensuite, il quitta l’appartement avec son prisonnier.