(merci, au fait - désolé, j'avais cru que j'avais dejà répondu)
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photos : patrice dantard –
http://daslook.com19 juin
Le chien était un épagneul de couleur beige, âgé de trois ou quatre ans, tatoué, qui s’appelait Crapule. Il portait un collier bleu vif. Une capsule de laiton y était accrochée, enfermant des informations à son propos. Il passa par le portail ouvert et pénétra dans la propriété. Il trottina dans le jardin jusqu’à la maison, flairant la piscine au passage. Les oiseaux venaient y boire et les insectes morts faisaient comme des grains de poussière à la surface. Il poussa du museau la porte d’entrée entrebaillée. Il se rendit d’abord à la cuisine. Il renifla la gamelle. Des mouches s’éloignèrent. Elle contenait une pâtée très odorante. Il se détourna et lapa un peu d’eau sale dans un bol ébréché. Il s’intéressa ensuite à la poubelle. Il promena sa truffe sur le couvercle de plastique jaune et le gratta. Il racla avec une insistance croissante. La poubelle tomba, s’ouvrit et déversa une partie des ordures qu’elle contenait. Le chien recula, huma deux ou trois fois, s’approcha du tas. Il mangea les restes de nourriture.
Son repas terminé, il quitta la villa pour chier près d’une Renault 21 couleur prune et pisser contre sa roue avant gauche. Il alla jusqu’au garage et s’endormit au pied d’un buisson.
La maladie avait frappé partout, très vite, sans épargner les gouvernements ni les administrations. Les survivants étaient dépassés. Il n’existait aucun plan. Personne n’avait prévu une catastrophe de cette ampleur. Il n’y avait aucune directive. D’une manière générale l’armée prit le pouvoir partout où il y avait un pouvoir à prendre. Très peu d’endroit au monde dérogèrent. Les soldats mourraient en masse comme tout le monde mais les appareils militaires parvenaient à faire face. Des jeunes gens s’engageaient, motivés par la perte d’une famille et le désir de trouver une issue au cataclysme, qui venaient renouveler les effectifs pour un temps, avant de disparaître à leur tour et être remplacés par d’autres. L’armée organisa partout le ramassage des cadavres et leur crémation, souvent en collaboration avec ce qui restait des autorités civiles. Les soldats recrutaient beaucoup à cette occasion. Des veufs, des orphelins. Le pillage, le viol et le meurtre devinrent la routine, un exutoire normal à l’horreur de la tâche.
Le camion numéro 69-134 diffusait les informations et distribuait les sacs dans le troisième arrondissement de Lyon. Dans chaque ville importante les sacs étaient fabriqués par une unité de volontaires sur le modèle des sacs de morgue. Après chaque transport ils étaient désinfectés et réutilisés. La procédure était simple. Il fallait marquer à la craie sur chaque porte d’immeuble ou de maison le nombre de sacs nécessaires. Les corps devaient être emballés individuellement, avec leur nom indiqué sur l’étiquette prévue à cet usage. On déposait les paquets dans la rue, ainsi protégés du pillage et des animaux, en attendant que les camions de ramassage puissent les emporter au crématoire. Les rues et les maisons étaient en réalité jonchées de cadavres abandonnés. Les chiens et les chats errants dévoraient les plus frais. Les rats charognaient en bande. Il n’y avait plus que l’odeur de la chair morte. La distribution de sacs était un geste inutile qui concernait moins d’un mort sur dix, accompli par acquit de conscience.
L’équipage du 69-134 se composait du sergent Frank Valadon, du caporal Joseph Dubourg et des soldats Roger Hourtic et Damien Degard, dit Dédé. Frank Valadon, vingt-trois ans, était responsable du camion et le conduisait. Il avait attrapé la maladie et y avait survécu. Sa peau était jaunâtre, tendue et vérolée. Il était sourd d’une oreille et avait maigri de quinze kilos. Ses yeux étaient creusés et son visage épousait la forme de son crâne. Joseph Dubourg s’occupait de la diffusion des messages. Il était âgé de cinquante-deux ans, avait des cheveux gris acier, des yeux bleus perçant et une carrure de rugbyman. Toute sa famille était morte mais il n’avait pas été atteint. Roger Hourtic avait quarante-huit ans. Il était marié depuis vingt-quatre ans. Il n’avait aucune nouvelle de ses enfants qui étudiaient à Paris, sa femme était morte, il avait survécu à la maladie. A cause d’une infection il avait perdu ses dents, un œil et un bras. Il ne pouvait plus chier. Il pompait sa merde à l’aide d’un appareil. Damien Degard, trente ans, était d’origine Portugaise. Il était petit, sec et mat. Son arrière grand-père s’appelait Delgado mais le nom de famille avait été francisé à la génération suivante. La maladie ne l’avait pas touché. Roger et Damien étaient chargés de la distribution des sacs et de la sécurité du camion. Ils ne se séparaient jamais de leurs armes même si la raréfection des munitions restreignait leur emploi.
Ils se parlaient peu. Ils accomplissaient leurs tâches de manière mécanique, dans une hébétude et un épuisement partagés par les survivants qu’ils croisaient. Survivants et militaires se haïssaient mutuellement, sans doute à cause du cauchemar absurde et routinier qu’ils vivaient en commun et dont ils se renvoyaient la responsabilité.
Damien présenta les premiers signes de la maladie vers vingt-trois heures. Il dormait depuis longtemps et la fièvre le réveilla. Il sortit de la boutique transformée en dortoir. Il grimaçait en marchant. Il fuma sur le quai du métro, adossé à un tank de faction inutile puisqu’il n’y avait plus d’émeute depuis quarante-huit heures. Une toux sèche le cassa en deux, il cracha du sang et de la salive, une nausée transforma l’épisode en crise de vomissements qui dura plusieurs minutes. Il grelotait. Après avoir récupéré un peu de souffle il se rendit au poste de secours à l’intérieur de la gare. Une cinquantaine d’autres soldats étaient là, manifestant les mêmes symptomes. Les discussions et les rumeurs circulaient, relayées par des voix lasses et ponctuées de hochements de tête épuisés et de regards fébriles et entendus.
Les médecins et les infirmiers étaient débordés. Dans leurs rangs aussi la maladie avait frappé. On isola les invalides dans une rame de métro gardée par des militaires qui paraissaient en bonne santé. On leur donna des antibiotiques inutiles. Ils se laissaient faire, dépossédés de leurs armes, sans énergie. Damien fit partie de la première vague. Au fil des heures, d’autres les rejoignirent. On accrocha d’autres wagons. L’atmosphère était chargée de toux, de sueur et d’odeurs délétères.
A l’aube trois rames étaient remplies de malades debouts et serrés comme aux heures de pointe. Les premières diarrhées sanguinolentes se déclarèrent à sept heures et quart. Damien était inconscient ou mort depuis longtemps. Des policiers en civil utilisèrent le système d’aération des wagons pour gazer les soldats au monoxyde de carbone. Trop faibles pour se révolter, ils mirent soixante à soixante-quinze minutes à mourir.
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konsstrukt big band en première partie de vaquette le 5 décembre à 20h à pérav'prod, 37 rue de la fusterie, bordeau. lecture du début d'holocauste + musique ; entrée 5 euros